DU POUSSE-POUSSE AU CYCLO-POUSSE

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En ce début du vingt et unième siècle, le visiteur qui arrive à Hanoi ou Saigon pour la première fois ne peut qu’être frappé par l’impressionnante circulation dans les centres-villes. Quel spectacle inoubliable que de regarder ces ballets incessants et démentiels de Hondas et de bicyclettes, se succédant vague près vague, jouant au coude à coude avec les cyclo-pousse et les voitures. Il est difficile, dans ce contexte, d’imaginer le rôle de modernisateur joué par le pousse-pousse -désormais relégué aux musées- et son héritier le cyclo-pousse.

Le pousse-pousse serait né au Japon dans les premières années après le début de l’ère Meiji en 1868 : des personnes âgées se faisaient ainsi tirées par un serviteur installé devant. Très vite, sous le nom de Rickshaw ou de Rickish, il est devenu un moyen de transport fort apprécié des colons anglais de HongKong et s’imposa progressivement dans tout l’Extrême-Orient jusqu’en Inde et l’océan Indien.

En Indochine, les premiers pousse-pousse firent leur apparition pour la première fois à Hanoi en 1883 grâce à la décision du Premier Résident Bonnal de faire venir quelques exemplaires du Japon. Saigon ne découvrit le pousse-pousse qu’une quinzaine d’années plus tard, le seul moyen de transport connu dans cette ville était la voiture à cheval que les Français désignaient sous le nom de Malabar ou Boîte d’allumette.

En 1884, un entrepreneur français lança la fabrication d’une cinquantaine d’exemplaires pour tout le Tonkin. Le pousse-pousse fit ainsi son entrée dans le paysage urbain de Hanoi, un an après l’apparition de la première voiture européenne et un an avant l’existence du premier tramway à cheval. Très vite, un commis de douane venant de la Cochinchine, eut l’idée de créer la première société de location de pousse-pousse. Dans la mémoire des anciens, dès le lancement, le succès fut complet : les courses en pousse-pousse, à l’heure ou à la journée, étaient tellement demandées qu’il fallait réserver la veille pour être sur d’être transporté ainsi.

Même quelques années après la fin de la première guerre, il n’y avait qu’une trentaine de pousse-pousse publics pour toute la ville de Hanoi. Seuls les fonctionnaires français et quelques mandarins notables tonkinois pouvaient avoir les moyens d’être propriétaires d’un pousse-pousse. Pour la majorité des Hanoïens, le moyen de transport le plus commode était encore la marche à pied souvent nu. Le pousse-pousse était tiré par un « coolie », parfois aidé par deux pousseurs. Parfois, marchait à côté du tireur, un jeune boy portant la pipe à eau pour le mandarin ou la panoplie complète d’une boite de chique de bétel, si l’occupante du siège était une femme.

Dans sa première version à Hanoi, le pousse-pousse avait les roues en fer, ce qui rendait le trajet fort inconfortable. Pourtant, ce moyen de transport était un symbole de richesse et de puissance. La foule curieuse était attirée par le spectacle du passage dans la rue d’un tireur de pousse-pousse et de son maître. En ce temps-là, tout ce qui était assimilé à la modernité était importé par les Français. Les jeunes filles de Hanoi de bonne famille n’osaient pas monter dans un pousse-pousse, de peur du commérage, du « qu’en dira-t-on » qui les auraient assimilées aux Me Tay, c’est-à-dire aux femmes ayant épousé des Français. Le progrès technique aidant, les roues métalliques furent remplacées par celles en caoutchouc plein, plus confortables pour les passagers. Seulement à ce moment-là, les jeunes filles de Hanoi osèrent emprunter les pousse-pousse aux roues métalliques. Ceux plus modernes, équipés de roues en caoutchouc étaient réservés aux Annamites ayant épousé des Français. Et les roues métalliques, devenues rétrogrades furent repoussées vers les banlieues de Hanoi. Même parmi les pousse-pousse avec roues en caoutchouc, il y en avait deux modèles différents : ceux en caoutchouc ordinaire et ceux de la marque OMIC. Ces derniers avaient la particularité de disposer d’un siège en aluminium brillant, recouvert d’un coussin à ressort, habillé d’un tissu de coton d’un blanc immaculé. Evidemment, une course en OMIC était beaucoup plus chère.

Bien des années après la Grande guerre, La grande foule toute étonnée vit pour la première fois dans les centre-ville la bicyclette importée de Saint Etienne : Quel drôle d’engin qui n’a pas besoin d’être ni tiré ni poussé par un coolie ou un cheval ! Il suffit de quelques coups de pédales et cela roule tout calmement sans fatigue. Un esprit ingénieux eut tout de suite l’idée d’installer le conducteur à l’arrière du pousse-pousse. Ainsi est né le cyclo ; Cela ne fit pas disparaître tout de suite son ancêtre mais son remplaçant était déjà en place pour le progrès.

Symbole d’une modernité importée, le pousse-pousse comme son héritier le cyclo-pousse était également la marque d’une société basée sur l'inégalité raciale et sociale. Tous deux faisaient partie de paysage urbain jusqu’en 1945, l’année durant laquelle le pouvoir révolutionnaire décida d’abolir ce moyen de transport, considéré comme le signe de l’ordre colonial et de l’exploitation de l’homme par l’homme. Après les années de plomb, le cyclo refera son apparition mais aura beaucoup perdu de son image de modernité ; les voitures auront pris sa place.

    15 Décembre 2003

PHAM TRONG Lê

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